Vers un marché Franco-Allemand du numérique ?

Le 20/11/2017 - 00h00


La France et l’Europe disposent encore aujourd’hui de toutes les formations d’excellence et de toutes les infrastructures techniques,  logistiques  et  financières  pour  innover  au  plus  haut niveau mondial dans la quasi- totalité des domaines. Notre région est  riche  de  start- up  agiles,  de  grands  groupes  leaders  internationaux  et  d’entreprises  de  croissance  de  taille  intermédiaire  qui constituent un écosystème tout à fait exceptionnel. Dans le même temps,  la  rapidité  et  la  complexité  croissantes  de  notre  société mondialisée  nécessitent  désormais  d’innover  ensemble  pour gagner en pertinence, en efficacité et en couverture du marché.
L’open innovation et la différenciation peuvent nous permettre de retrouver le leadership continental qui a manqué à l’Europe sur les dernières vagues de disruption IT. Cette dynamique de conquête devra  s’appuyer  sur  des  plateformes  elles  aussi  ouvertes  et  en phase avec la législation locale d’une part, et le besoin des consommateurs qui sont aussi des citoyens soucieux de mieux comprendre et maîtriser l’exploitation de leurs données d’autre part.
Les  changements  induits  par  la  troisième  révolution  industrielle ont  vu  le  logiciel  s’infiltrer  tel  un  fluide  dans  tous  les  pores  de l’économie mondiale pour en  capter  la  valeur. Marc Andreessen, cofondateur  de  Mosaic  et  Netscape, membre du  conseil d’administration  de  Facebook,  eBay  et HP,  a  résumé  les  10  dernières années par ces termes  : « Software is eating the world3. » Tous les continents en ont profité sauf un  : l’Europe. On ne trouve toujours qu’un seul éditeur dans le classement Financial Times Global 500 – SAP –, alors que presque tous nos constructeurs hardware ont disparu  et  que  les  telcos  se  sont  globalement  appauvris.  Parmi les  10  premières  capitalisations  des  géants  de  l’Internet,  six  sont américaines  et  quatre  chinoises  à  cette  heure. Contrairement  à d’autres  grands  pays  comme  les  États- Unis,  la Chine,  le  Japon, nous ne profitons pas des bénéfices de la croissance générée par l’industrie du numérique. Une étude commandée par la Fédération des industries allemandes (BDI) et réalisée par Roland Berger pose clairement ces enjeux : si l’industrie européenne investit massivement  dans  la  transformation  digitale,  elle  pourrait  voir  sa  valeur ajoutée augmenter de 1 250 milliards d’euros d’ici  à 2025. Si  elle ne  le  fait  pas,  elle  pourrait  voir  disparaître,  à  la même échéance, 605 milliards  d’euros  de  valeur  ajoutée,  et  l’Union  européenne pourrait  déplorer  un  rétrécissement  de  10 %  de  sa  base  industrielle. Contrairement aux États- Unis, à la Chine, à Israël et d’autres grandes  nations,  notre  État  ne  dispose  pas  de CTO/CDO  (Chief technology  officer/Chief  digital  officer)  en  prise  directe  avec  le Président,  au- delà même de  l’intégration  dans  chaque  ministère de l’outil numérique.
Que dire de nos start-ups, les meilleures du monde, qui croissent sur leur marché national tels des poissons dans leur aquarium ?  Elles méritent un marché continental ou au minimum franco-allemand homogénéisé,  non  seulement  en  matière  d’infrastructure  réseau et  de  régulation –  la même pour  tous  les  acteurs  entre  activités adhérentes à un territoire et OTT – mais aussi de standards sur les grandes tendances de l’innovation mondiale. Alors de fait, pourquoi attendre pour adopter, sur les nouvelles vagues technologiques, le standard des Allemands en France et inversement, et générer un marché de près de 150 millions de consommateurs apte à supporter des licornes et de futurs géants mondiaux ? Pourquoi attendre pour  focaliser  une  partie  de  notre  support  à  la  croissance  ou  au portage  à  l’international  vers  les  « gazelles »,  ces  entreprises  qui génèrent la  majorité  des emplois durables  aux  États- Unis ? Pourquoi attendre les crises sociales ou le développement indécent du travail au noir pour travailler autour de la prestation de service et des cotisations sociales associées dans un contexte européen ?

Revenons donc sur les relations franco-allemandes depuis 1945 et focalisons sur le marché du numérique.



I) Les relations bilatérales depuis 1945
Le rapprochement franco-allemand est une notion diplomatique qui fait suite à la 2ème Guerre Mondiale, 3ème guerre ayant opposée les deux pays en moins d’un siècle. Pour éviter le « revanchisme », très présent dans les esprits français après la guerre de 1870 et allemands après le Traité de Versailles (1919), des efforts de rapprochement ont été entrepris par les deux pays, à l’initiative de certains de leurs hommes politiques qui ont souvent fonctionnés par binôme, comme De Gaulle et Adenauer, Mitterand et Kohl. Le Traité de l’Elysée (1963) entérine dans les faits ce rapprochement.
Le « couple franco-allemand » a joué un rôle moteur dans la construction européenne et a été renforcé par elle. Les premières mains tendues et réalisations communes concernent le lancement de la construction européenne. La CECA (1951) a été proposée et lancée par Robert Schuman, citoyen et ministre français mais allemand de naissance. En 1957, les deux pays ratifient le Traité de Rome qui crée la CEE.
Le rapprochement des années 50 et 60 a été le fruit d’un pragmatisme, celui de la volonté d’éviter le « revanchisme » qui a empoisonné les relations entre les deux pays depuis 1870. Le vrai rapprochement, plus symbolique, qu’a constitué le Traité de l’Elysée, a été plus difficile. L’atlantisme de la RFA de Konrad Adenauer n’était pas du goût de Charles De Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, qui avait la volonté de promouvoir sa « Troisième Voie » entre les deux blocs (1). Le mariage entre les deux anciens ennemis héréditaires a cependant lieu, après une tournée en RFA de De Gaulle qui reçoit un accueil triomphal en évoquant le « grand peuple allemand ». Si le contenu du traité a perdu de sa portée originelle (notamment sur le plan militaire) suite à l’opposition des Etats-Unis qui ont exigé l’ajout d’un préambule rappelant l’attachement de la RFA à la coopération transatlantique, 1963 n’en reste pas moins une date charnière, fondatrice, dans les relations franco-allemandes d’après-guerre.
La fin des années 60 voit un net refroidissement des relations bilatérales. Adenauer doit démissionner en octobre 1963 et il est remplacé par Ludwig Erhard, peu francophile. La RFA conteste la prétention française de faire de l’Europe un pôle de puissance autonome des Etats-Unis, ce qui se manifeste via le « non » français à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE (1967). L’Ostpolitik de Willy Brandt (au pouvoir de 1969 à 1974) est enfin mal vu par la diplomatie française. Néanmoins, cette période voit le lancement en 1969 du projet Airbus et de Symphonie, le premier programme de satellite de télécommunications. En 1972, les premiers lycées franco-allemands sont ouverts.
Plus encore que De Gaulle et Adenauer, le premier couple franco-allemand fut celui formé par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt (conjointement au pouvoir de 1974 à 1981). C’est d’ailleurs de leur époque de collaboration que date l’expression « couple franco-allemand » (2). Leurs réalisations ont été significatives : création du Conseil Européen en 1974 qui trace une voie médiane entre Europe des Nations et une Europe fédérale, élection du Parlement européen au suffrage universel et lancement du SME en 1979 qui a posé les jalons de l’approfondissement de l’union économique et monétaire du traité de Maastricht.
Le couple Mitterand-Kohl approfondit ces réalisations. La France, par la voix de son président, soutient le déploiement des missiles Pershing en RFA en 1983 face à la menace des missiles soviétiques installés en RDA. La bonne tenue des relations franco-allemandes permettent à Jacques Delors d’être nommé à la tête de la Commission Européenne en 1984. On retiendra de ce duo l’image des deux chefs d’Etat se tenant la main à Douaumont pour les commémorations de la 1ère Guerre Mondiale.
Cependant, un changement est perceptible dès 1992. L’Allemagne impose ses conditions dans le Pacte de Stabilité et de Croissance comme préalable à tout approfondissement. La chute du mur a commencé à rééquilibrer les relations bilatérales en faveur de l’Allemagne qui a tout à gagner d’un élargissement à l’Est. La France choisit d’accepter ses conditions pour « arrimer » l’Allemagne au projet européen. Ses divergences s’affirment lors des traités d’Amsterdam (1997) et de Nice (2001). Cette période voit l’échec de l’approfondissement de la coopération militaire. La France signe seule avec la Grande-Bretagne le Traité de Saint-Malo (1998). La réunification allemande a sans doute dégradé légèrement la relation bilatérale : en 1989, la diplomatie française n’avait pas anticipé la réunification. Pensant que l’URSS ne laissera pas l’unification allemande se faire, la France s’abstient d’apporter son soutien au mouvement en cours, ce qui sera mal vu outre-Rhin (3).
En 2001, le processus de Blaesheim est créé avant de réduire les divergences entre les deux partenaires : des réunions sont organisées tous les deux mois afin de présenter un front commun dans les grands rendez-vous européens. Le « non » français au référendum européen de 2005 marque une nouvelle fausse note dans les relations franco-allemandes.
Après une décennie de faible croissance, l’Allemagne retrouve des taux de croissance élevés depuis 2005 notamment à la suite des réformes mises en place par le gouvernement de Gerhard Schröder4. Ce sont les réformes de « l’Agenda 2010 » : recours accru au temps partiel, réduction du temps d’indemnisation du chômage, salaires à 400 euros mensuels. Depuis le début des années 2000, la croissance allemande est tirée par la croissance des marchés émergents en Asie. Cette divergence économique a modifié les relations franco-allemandes et placé de facto l’Allemagne dans une position de leadership au niveau européen.
L’idée des gouvernements Merkel est notamment d’imposer des réformes économiques équivalentes aux lois Hartz à ses partenaires européens et en premier lieu à la France. De son côté, la France garde un leadership sur les questions militaires et diplomatiques via ses dépenses militaires importantes et son siège au Conseil de Sécurité de l’ONU. La France reproche régulièrement à l’Allemagne sa neutralité sur les questions diplomatiques, notamment lors du conflit libyen de 2011.
La crise grecque de 2011 a mis en évidence un front commun Merkel-Sarkozy, moins évident après l’élection de François Hollande. Les débats se sont faits plus vif sur l’efficacité de l’Union Européenne et de l’euro à mesure que l’Europe, et notamment l’Europe du Sud, n’arrivait pas à résoudre ses problèmes macroéconomiques (chômage, croissance atone).
C’est paradoxalement dans ce contexte que les français ont élu en 2017 le candidat au programme le plus europhile, Emmanuel Macron. Sa volonté d’engager des réformes structurelles sur le marché du travail notamment ont été bien vus outre-Rhin et pourrait augurer d’un renforcement de la coopération franco-allemande dans d’autres domaines.

II) Les tentatives de rapprochement récentes

Le rapprochement franco-allemand a amené certains politiciens à proposer l’idée d’une confédération entre la France et l’Allemagne. Wolfgang Schauble et Karl Lamers avait fait une proposition de la sorte en 1994. En 2003, Pascal Lamy et Günter Verheugen firent une proposition qui comprenait la création d’une armée commune, le partage des ambassades et l’utilisation du français et de l’allemand par les fonctionnaires des deux Etats.
Ces tentatives semblent actuellement représenter un horizon inatteignable, chaque Etat défendant ses intérêts dans les relations internationales. Néanmoins, de nombreux domaines de coopération restent encore sous-développés et recèlent un potentiel important. Le domaine de la culture a vu des réalisations importantes, notamment la création de la chaîne de télévision binationale ARTE en 1992, mais l’apprentissage de la langue du partenaire est encore peu développé dans les deux pays. Le domaine militaire a été un des premiers domaines de coopération envisagé (projet de la CED dès 1954) mais où il reste beaucoup à faire.
Nous focaliserons notre analyse sur le marché du numérique européen.

III) Un focus sur le marché européen du numérique
Le numérique est un enjeu de maintien du leadership de l’Europe, au vu de l’hégémonie américaine sur le secteur et de l’émergence de la Chine. Google, Apple, Facebook et Amazon forment les GAFA ou « géants du web » qui concentrent une immense part du marché numérique mondial. Seules 9 des 100 premières sociétés mondiales du numérique sont européennes (5).
La Commission Européenne évalue les performances numériques de ses membres à travers un classement annuel, le « Digital Economy and Society Index (DESI) ». L’Allemagne et la France sont dans la moyenne européenne mais légèrement en retrait par rapport aux pays nordiques (Suède, Danemark, Estonie).
L’un des enjeux majeurs est le financement des PME et startups à l’échelle européenne. Le label French Tech, lancé en 2013, vise à promouvoir les « pépites » de l’entrepreneuriat français et a été reconnu comme un modèle à copier outre-Rhin. En décembre 2016, la France et l’Allemagne ont annoncé la création d’un fonds d’un milliard d’euros à destination des startups. Emmanuel Macron était alors Ministre de l’Economie (6). Cet engagement a été rappelé dans son programme présidentiel pour l’élection de 2017 (engagement porté à 5 milliards d’euros dans son programme.
Ces efforts rentrent dans le cadre de la stratégie de l’UE sur le numérique (7). Sa vision est d’unifier le marché européen, composé de 28 marchés de télécommunications plus ou moins fragmentés, pour en faire un espace attractif face au grand marché européen. L’UE est en charge de la régulation des réseaux de télécommunications, elle joue un rôle important dans la protection des données des consommateurs (amende de 2,4 milliards d’euros à l’encontre de Google pour abus de position dominante). C’est dans ce cadre qu’elle a oeuvré pour la disparition du roaming (frais d’itinérance) au sein de l’espace européen.
L’amende infligée à Google en juin 2017 est intéressante car elle crée un précédent et intervient dans un rapport de force politique avec Washington qui a utilisé plus que de nécessaire l’arme judiciaire pour pénaliser de grands entreprises européennes comme Commerzbank, BNP Paribas ou Volkswagen (8). Ces tensions recoupent un sujet sur lequel s’est penché la Commission Européenne, à savoir l’optimisation fiscale des géants du web, notamment via l’Irlande. Cette thématique est un sujet de concorde entre la France et l’Allemagne qui porte une proposition commune, reprise ensuite par l’Italie et l’Espagne (7). Il s’agirait de taxer les grands acteurs du numérique non plus sur leurs profits qui ont tendance à être rapatriés vers des pays où les taux d’imposition sont bas, mais sur le chiffre d’affaires réalisé. Néanmoins, pour être appliqué, il faudra que cette proposition soit votée à l’unanimité. Cela semble peu probable au vue de la position du Luxembourg ou de l’Irlande qui a profité de sa politique pour attirer de nombreuses entreprises. Dublin avait par exemple refusé que Google lui rembourse les 13 milliards d’arriérés d’impôts dus par Apple afin de préserver ses bonnes relations avec l’entreprise.


Bibliographie
1. Découvrir De Gaulle, « De Gaulle Adenauer, aux origines de la réconciliation franco-allemande », François Kersaudy
2. Toute l’Europe, « Les couples franco-allemands : ciment de la construction européenne », 25 septembre 2017
3. Diploweb, « La réunification allemande et les relations franco-allemandes », 1er novembre 2000
4. La Tribune, « Allemagne : les réformes Hartz ont dix ans », 16 août 2012
5. Toute l’Europe, « Le numérique dans l’Union Européenne », 30 août 2017
6. Usine Nouvelle, « La France et l’Allemagne doivent être un moteur numérique », 14 décembre 2016
7. Commission Européenne, « Un marché unique numérique pour l’Europe : la Commission définit 16 initiatives pour en faire une réalité », 6 mai 2015
8. Libération, « UE vs. Google : une amende record pas si méchante », Libération, 27 juin 2017
9. ITespresso, « Fiscalité du numérique : la France rallie l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie », 11 septembre 2017
10. Toute l’Europe, « Les couples franco-allemands : ciment de la construction européenne », 25 septembre 2017