L’Allemagne, laboratoire pour la loi PACTE ; contribution de l'Institut G9+ au livre "L'Entreprise à mission et raison d'être"

Le 15/05/2020 - 00h00

Parmi les pays qui ont permis le benchmark de la loi PACTE, plus précisément son volet fonds de pérennité, l'Allemagne tient une place particulière. Pas tant parce qu'elle dénombre le deuxième plus grand nombre de fondations actionnaires après le Danemark, mais parce que sa dimension nous correspond. C'est notre grand voisin, sans être démesuré comme le seraient les États-Unis. La comparaison avec l'Allemagne est toujours recherchée et significative.

 

L'Allemagne, l'autre pays des fondations actionnaires

Ce titre vaut par le nombre, près de mille fondations actionnaires parmi plus de 20000 fondations. À titre de comparaison, la France compte moins de 5000 fondations, et quelques rares fondations actionnaires faisant figure d’exception. Relativement à la population, le Danemark fait mieux, la Suède ou la Suisse sont bien placées, mais l'Allemagne présente une caractéristique supplémentaire. Sa taille et son économie si robuste ne justifient pas la fondation actionnaire comme valeur refuge. Globalement, l'Allemagne n'aurait pas spécifiquement besoin d'avoir recours à ce mode de protection. Dans cette économie prospère et solide, les ressorts d'un tel choix sont à chercher dans le capitalisme familial. Culturellement, cette Europe du nord aux openfields et aux gros villages très regroupés, est favorable aux fondations. L'entraide collective y est prononcée. Le protestantisme également propice à ce système de dons ne règne pourtant pas en maître absolu, mais les fondations fleurissent du nord au sud. L'exemple allemand est donc très riche pour nous, par son échelle et la relative proximité culturelle entretenue au sein de l'Europe depuis nombre d'années.

 

Le biais des différences franco-allemandes

Pour chercher à comprendre la différence de comportement entre France et Allemagne, il faut revenir sur la construction des deux états. La France est centralisée, Colbertiste dans l'âme, avec des instances étatiques jalouses et suspicieuses vis-à-vis des fondations et de leur indépendance. Pour faire court, l'Allemagne s'est construite autour de la Prusse de Bismarck, dans un modèle où l'État a laissé les institutions locales s'occuper du bien-être des individus. Sans État-providence "à la française", les collectivités locales se sont toujours rapprochées des guildes et corporations nombreuses et vigoureuses, puis des entreprises, pour financer leurs actions. La France a eu une histoire récente assez linéaire, mais hachée violemment par une succession de substitutions des pouvoirs. Notre état républicain conserve certaines allures héritées de la royauté. L'Allemagne a connu de grosses ruptures. Une terrible dépression dévastatrice a suivi de près la défaite de 1918, et l'image de brouettes de billets pour aller acheter du pain hantent encore les esprits. Le pouvoir nazi a cherché à utiliser ces fondations. Les alliés ont ensuite tenté de détruire ce passé jugé trop marqué. N'oublions pas la réunification à marche forcée, gourmande en financements. Par deux fois, le tissu associatif a donc dû renaître. Mais au fond, ces reconstructions se sont réalisées dans l'optique de refonder la grandeur de l'Allemagne. Et les fondations ont souvent été des instruments pour promouvoir un modèle allemand.

 

La fondation actionnaire à l'allemande, un capitalisme familial

Rappelons que la fondation actionnaire procède du don irrévocable de parts de capital à une fondation qui contrôlera l'entreprise. La première conséquence est la résilience face au risque d'OPA. La seconde est que les dividendes perçus seront réinvestis dans l'entreprise filiale. La marge de manœuvre de levée de fonds est réduite, et oblige à travailler sur un long terme. Elles sont apparues tôt en Allemagne. Elles y ont servi de solutions de pérennisation pendant la grande dépression, particulièrement violente. Elles ont également été des outils pour les instances locales, et à diverses périodes d'instruments de la politique allemande. Elles ont aussi le plus souvent permis de sauvegarder les entreprises et leur tissu humain, fruit d'un corporatisme très ancré. Avec ou sans volonté propre, elles ont propagé le modèle économique et social rhénan, certes paternaliste, mais avec des idéaux personnels portés en missions philanthropiques et le sens d'une force collective. C'est un passé riche et varié qu'il convient d'explorer pas à pas.

 

Carl Zeiss, le précurseur

Zeiss est un leader mondial de l'optique. Un de leurs appareils a immortalisé le premier pas de l'homme sur la lune. Quant à Schott, il conçoit des verres et produits assimilés de très haute technologie. Zeiss et Schott ont eu une histoire troublée par la partition et la réunification, et la fondation Carl Zeiss, fondée en 1889, est leur trait d'union. Soutenu par l'université d’Iéna, Abbe crée la fondation, y transféra ses parts à la suite de la mort de son ami et partenaire Zeiss pour pouvoir financer en juste retour des choses les travaux scientifiques de l'université. C'est un modèle altruiste d'entreprenariat responsable. Depuis 2004, Zeiss et Schott sont indépendants mais toujours contrôlés totalement par la fondation qui garantit une stratégie d'innovation sur le long terme.

 

Bosch, le modèle par commandite

Bosch est le premier équipementier automobile mondial, et un fabricant de premier plan d'électroménager. Son fondateur, Robert Bosch fonde la société en 1886. Il est remarquable sur deux points au moins. En 1906, il instaure le premier la journée de 8 heures et déclare: "si je me porte bien c'est parce que je paie correctement mes employés". À sa mort, son testament impose à ses héritiers "d'assurer la continuité, la stabilité et l'indépendance de l'entreprise". Cela prendra du temps, mais la fondation Robert Bosch est créée en 1964, avec la quasi-totalité des parts de l'entreprise, seuls 8% restant à la famille. Renonçant à ses droits de vote dans le conseil d'administration, la fondation crée une filiale et lui cède ses droits de vote. Cette société en commandite gère depuis avec succès l'entreprise industrielle, qui n'est pas cotée en bourse. Bosch est un cas typique d'entrepreneur souhaitant faire perdurer sa création et ses valeurs humaines.

 

Bertelsmann, le tertiaire et la modernité aussi

N'imaginons pas que ce modèle se limite aux entreprises industrielles, celles des entrepreneurs pionniers de l'époque où tout restait à construire. le tertiaire et le monde des technologies de l'information n'échappent pas à la responsabilité sociale et environnementale. Bertelsmann est un géant des médias, multisupport, démarrant en 1835 par une petite maison d'édition. Après avoir considérablement grandi, il s’est beaucoup diversifié en s'adaptant au monde mouvant des médias. RTL est une de ses innombrables marques bien connues. La fondation Bertelsmann possède la majorité des parts du groupe depuis 1993, la famille Mohn en conservant un petit cinquième. Mais c’est une autre fondation, BVG, qui détient l’ensemble des droits de vote. La structure juridique depuis cette époque est originale, société commandite par action dont la commanditée est une société européenne, avec l’idée d’une introduction en bourse. À ce jour, ce n’est pas le cas, et l’entreprise fait appel à l’épargne publique sous forme d’obligations. On constate ici une recherche entre indépendance à sauvegarder et véhicule souple de développement. Autre caractéristique, la fondation Bertelsmann est très active politiquement, cherchant à promouvoir un marché transatlantique plus intégré et très libéral. Certains la comparent à un véritable think-tank. Elle avait déjà fortement inspiré les réformes Hartz au début des années 2000 qui ont flexibilisé le marché du travail allemand. L’esprit des fondations peut prendre un tour nouveau en symbiose avec notre époque.

 

ThyssenKrupp, ou les limites du système 

Friedrich Krupp fonde une aciérie en 1810. L'entreprise innove techniquement et socialement. Elle crée en 1836 une assurance-maladie pour ses employés, prémice des systèmes d'assurances sociales actuelles. À sa mort en 1903, l'entreprise va prospérer comme société anonyme jusqu'en 1943, et bénéficier de l'effort de guerre nazie, au point qu'elle présentera ses excuses par la suite . 

En 1891, August Thyssen devient actionnaire majoritaire d'une mine de houille, l'entreprise Thyssen commence son ascension mondiale. Les entreprises Thyssen et Krupp sont toutes deux quasi-démantelées à la fin de la guerre et doivent se reconstruire. En 1968, après le décès d'Alfried Krupp, le patrimoine de Krupp est cédé à la fondation Alfried Krupp von Böhlen und Halbach. Celle-ci entrera plus tard en bourse en prenant le contrôle de Hoesch. 

ThyssenKrupp est né de la fusion de ces deux concurrents complémentaires en 1999. Au départ, la fondation Krupp aura une minorité de blocage qu'elle perdra lors d'une augmentation de capital. Sidérurgiste de premier ordre, le groupe subit comme Arcelor les effets de la mondialisation. Il n'est plus certain que la fondation Krupp permette d'éviter un sort similaire. L'histoire est en cours et difficile pour ThyssenKrupp, avec des restructurations lourdes et des licenciements, bien loin des idéaux des fondations actionnaires.

 

Un moyen efficace s'il reste consistant

L'Allemagne nous apprend que le modèle est efficace, mais aussi pluriel et qu'il est susceptible de se dissoudre dans le capitalisme. Parfois même il n'est que façade et opération fiscale, plus uniquement l'archétype de l'entreprise responsable, qui doit s'adapter en restant fidèle à ses valeurs fondatrices. Ce modèle impose de conserver le pouvoir et les droits de vote aux fondations actionnaires, et ainsi montre ses limites de compatibilité avec le système boursier ouvert. La vigueur du mouvement outre-Rhin est cependant pour nous un espoir et un exemple de cap à tenir.