La blockchain, agent de décentralisation des organisations

Le 17/03/2018 - 00h00

Interview de Philippe Honigman, Partner de Tribute, CEO de ftopia, par Luc Bretones


Bonjour Philippe, pour commencer pouvons-nous rappeler, dans une économie de l’Internet de plus en plus centralisée en valeur, en quoi la blockchain représente une rupture de paradigme, vers plus de décentralisation ?
En février 2018, une audition portant sur le Bitcoin et les cryptomonnaies s’est déroulée au Sénat. Cet échange a donné lieu à des échanges étonnants, les sénateurs posant des questions telles que « où sont les serveurs ? » ou encore « qui sont les actionnaires du Bitcoin ? ». Pour les sénateurs comme pour la plupart des personnes découvrant le sujet, il est déroutant de ne pas être en mesure d'identifier la structure traditionnelle d'une organisation - avec des dirigeants, une équipe structurant le management et un ensemble de fonctions nécessaires à son bon fonctionnement - à l'arrière-plan d'un phénomène pesant aujourd'hui plusieurs centaines de milliards de dollars.
Et pourtant, cette création de valeur massive et soudaine ne résulte pas de l'activité cohérente que pourrait impulser un opérateur centralisé. Ce sont des éco-systèmes, et non des firmes, qui émergent et se développent de façon décentralisée, réunissant des centaines de milliers de participants, et dont la coordination s'appuie sur des blockchains en tant que système d'information partagé et consensuel.
Les phénomènes de décentralisation fondés sur les technologies de l'information ne datent certes pas de l'apparition du Bitcoin. La révolution de l'Internet peut s'appréhender comme une première vague de décentralisation, celle de l’information. Avant qu'Internet ne s’installe comme le média de masse que l'on connait, la circulation de l’information dépendait d'un nombre restreint d'émetteurs centralisés. Il s’agissait d’organes de presse, de stations de télévision ou de radio, contrôlées par des Etats ou de puissantes entreprises, qui diffusaient l’information vers des récepteurs passifs. Internet a transformé radicalement les modes de diffusion de l'information, en permettant à chacun d'émettre vers les autres.
Ce mouvement s’est nourri de plusieurs révolutions techniques, notamment celle des protocoles TCP et IP, foncièrement décentralisés en ce qu'ils autorisent la circulation des données dans un réseau sans dépendre d'un hub central. Cependant, la décentralisation des usages - chacun peut publier son blog, ses photos, ses videos, etc. - s'est accompagnée de l'apparition de nouveaux géants des medias tels que Twitter, Facebook, YouTube, etc. Ces opérateurs possèdent un contrôle total de l'accès à leurs réseaux et de l'utilisation qui en est faite. Le Web 2.0 n'est donc que superficiellement "pair-à-pair".

Ce mouvement blockchain vient donc challenger la logique pour l’instant implacable des plateformes qui profitent à plein de la loi de Metcalfe selon laquelle « l'utilité d'un réseau est proportionnelle au carré du nombre de ses utilisateurs », créant ainsi des monopoles ou oligopoles de fait ?
Absolument. On appelle communément "plateforme" ce modèle associant une firme traditionnelle à un réseau d'agents pseudo-indépendants, lequel effectue une grande partie de l'activité productrice autrefois dévolue au personnel de la firme. En s'appuyant sur ces réseaux et en profitant des effets de la loi de Metcalfe, les plateformes étendent d'ailleurs aujourd'hui leur emprise à bien d'autres secteurs économiques : grande distribution, finance, transport, tourisme, etc.
L'entreprise s'est imposée en deux siècles comme la forme d'organisation productive la plus efficace que l'humanité ait connue. Ronald Coase, Nobel d'économie pour ses travaux sur la firme, a montré que celle-ci a prévalu en raison des coûts de transactions inférieurs obtenus par les mécanismes de coordination interne à l'organisation, par rapport à ceux du marché. Les interfaces de l'entreprise avec ses fournisseurs et ses clients sont modelées par le marché ; en revanche, son économie interne est régulée par la hiérarchie de l'encadrement et la capacité à reconfigurer l'assignation des tâches sans avoir à passer par une recherche de ressources externes ni par une renégociation des prix.
Au-delà d'une certaine taille d'entreprise, la complexité de la coordination devient telle que les mécanismes de marché redeviennent compétitifs, ce qui explique que la tendance à la concentration rencontre des limites. Il n'est pas certain que les mêmes limites s'appliquent aux plateformes, qui s'appuient sur d'autres mécanismes pour produire et créer de la valeur. Dans le cas de Facebook, d'Uber ou d'eBay, nul besoin d'un manager pour assigner les tâches ; l'utilisateur poste seul son nouveau statut, le conducteur prend directement à son bord son passager, et le vendeur fait affaire avec son client. C'est le logiciel qui se charge d'inciter à l'action et de coordonner les échanges, pas le contremaître.
Ce nouveau modèle confère à l'entreprise une efficacité économique bien supérieure à ses concurrents qui investissent directement dans leur outil de production et qui rémunèrent leur force de travail dans le cadre du salariat. Les conséquences au plan de l'emploi sont considérables : la capacité productive est en grande partie externalisée et les fonctions d'encadrement sont automatisées. A titre d'exemple, la plateforme Airbnb comptait 1500 salariés lorsqu'elle franchit le cap d'un million de chambres disponibles sur son service ; au même moment, le groupe hôtelier Hilton - l'un des leaders mondiaux du secteur - disposait de 750 000 chambres et employait directement 160 000 personnes… De plus, la flexibilité d'emploi est absolue et l'asymétrie d'information entre l'entreprise et chaque agent du réseau permet à la première de maximiser la valeur économique qu'elle extrait de l'activité du second.

Quelles sont les limites ou faiblesses des plateformes que les systèmes blockchain pourraient résoudre ?
Le nouveau modèle des plateformes a été plébiscité en raison de la qualité, de la nouveauté et du caractère gratuit ou low cost des services qu'elles proposent. Leur succès s'accompagne néanmoins de tensions croissantes entre les principales parties prenantes, firme et réseau, en raison d'intérêts foncièrement divergents. C'est ce désalignement foncier entre firme et réseau qui constitue à la fois une limite à l'efficacité des plateformes, et une faiblesse qui les rend vulnérables vis-à-vis d'autres systèmes plus décentralisés.




  • Ainsi, l'utilisation gratuite des réseaux sociaux est rendue possible par la monétisation des données personnelles et sociales des utilisateurs. Une hostilité croissante vis-à-vis de la captation et la marchandisation de nos données s'est développée, comme l'illustre le fait qu'au début de l'année 2017, plus de 600 millions de terminaux étaient équipés de bloqueurs de publicité par leurs utilisateurs. Le modèle d'affaires de la majorité des services purement en ligne étant complètement dépendant de la revente de ces données, la menace pour les plateformes concernées est existentielle. Et que dire du fait que nos données personnelles, aspirées par les grandes plateformes et transitant par les fournisseurs d'accès à Internet, sont également sous haute surveillance d'Etats pas nécessairement respectueux des libertés publiques ?
    Une autre manifestation de la divergence entre firmes et réseaux est apparue dans le secteur du transport, sous la forme de "grèves" de la part des conducteurs de VTC et des livreurs de repas en vélo. L'antagonisme est avivé par les pratiques des plateformes consistant à attirer des fournisseurs de services avec des rémunérations élevées afin de constituer le plus vite possible leur réseau. C'est en effet dans la logique d'un business de réseau de tendre vers un monopole, les utilisateurs étant enclins à sélectionner l'offre la plus abondante (là où je trouve déjà mes amis sur un réseau social, là où j'attends le moins longtemps mon véhicule pour une course, etc). Une fois le réseau acquis, la plateforme cherche à réduire ses coûts et dégager du profit, ce qui ne peut se faire qu'en comprimant la part du chiffre d'affaires qui revient aux agents.
    Ces mouvements sociaux s'accompagnent d'appels à l'intervention de la puissance publique, de la part des travailleurs pseudo-indépendants afin de se voir reconnaître un statut mieux régulé, ou de la part d'autres parties prenantes telles que les fournisseurs traditionnels et les acteurs publics locaux ou nationaux. On en voit notamment des exemples dans le secteur de l'hôtellerie avec Airbnb.
    La promesse de décentralisation de l'Internet semble avoir fait long feu. La liberté d'expression et de transactions directes entre individus s'évanouit et laisse place à son contraire, une capacité hypercentralisée de contrôle des individus par quelques mega-firmes.
    Il convient à ce stade de poser une question : si l'essentiel de la capacité productive des plateformes peut être transférée vers le réseau, qu'est-ce qui justifie l'existence même des firmes qui les contrôlent ? Un réseau ne pourrait-il pas s'administrer lui-même, s'auto-réguler, et distribuer la valeur qu'il produit à toutes ses parties prenantes ?
    Une première objection consiste à évoquer la création du logiciel en charge de coordonner le réseau. Ce sont les firmes qui créent ces logiciels, très souvent des startups créées justement par des développeurs de logiciel. Mais même si aujourd'hui la création du logiciel est réalisé par la firme en vue de contrôler et de développer le réseau, on connaît de nombreux projets où c'est un réseau d'agents relativement indépendants qui s'associent pour créer ensemble du logiciel. C'est le cas par exemple de Linux, le système d'exploitation de serveurs informatiques le plus utilisé au monde. Wikipedia est un autre exemple, et même un exemple de plateforme, puisque sa communauté produit à la fois les contenus de l'encyclopédie et le logiciel qui permet de les publier et de coordonner ses dizaines de milliers de contributeurs.

    Penses-tu que les processus opérationnels courants d’une entreprise puissent être progressivement pris en charge par le réseau ? Et dans ce cas, à quoi se résumerait le rôle minimal de cette entreprise ?

    En réalité, la plupart des processus opérationnels d'une firme pourrait être externalisés. Si l'outsourcing s'est généralisé via des mécanismes de marché, on peut concevoir que n'importe quelle tâche puisse être prise en charge par un réseau, plutôt que par un sous-traitant. La véritable justification du maintien de la firme en tant qu'opérateur central de toute plateforme tient à sa capacité d'agir en tant que tiers de confiance entre les agents du réseau. Cette fonction de confiance s'avère en particulier indispensable dans les trois dimensions suivantes :        
    -    les flux financiers - la garantie d'être payé lorsqu'on fournit un service via une plateforme nécessite des mécanismes de séquestre et de sécurisation des paiements que seul un tiers est en mesure de fournir ;
    -    l'identité - s'assurer que l'identité de notre interlocuteur n'est pas susceptible d'être à tout moment usurpée requiert un gestionnaire d'identité tiers, fonction assurée aujourd'hui par tous les services en ligne pour le compte de leurs utilisateurs (banques, réseaux sociaux, messageries, ecommerce, services publics, etc) ;
    -    la réputation - savoir que nous pouvons faire confiance à la personne avec laquelle nous envisageons d'effectuer une transaction est capital ; ceci impose de faire certifier l'historique des transactions et des évaluations entre pairs par un tiers arbitre.
    A l'heure des cryptomonnaies et de la blockchain, ces trois aspects essentiels de la fonction de confiance peuvent s'appréhender différemment. Le paiement direct de pair à pair, éventuellement assorti de conditions de déclenchement via des scripts ou des smart contracts, est la fonction même des cryptomonnaies comme le Bitcoin. Les nouveaux modèles d'identité décentralisée (ou Self-Sovereign Identity) recalibre les rôles des tiers de confiance, qui deviennent des validateurs d'attributs ("verifiable claims") plutôt que les détenteurs de nos identités. Enfin, les systèmes de décentralisation de la réputation s'appuient sur la blockchain pour dériver de l'historique immutable de nos transactions les preuves que nous souhaitons échanger avec d'autres personnes physiques ou morales.
    S'il est désormais envisageable de décentraliser la confiance, rien ne s'oppose à l'émergence de réseaux auto-régulés - du moins en théorie. C'est sous le nom de DAO - Decentralized Autonomous Organization - que ce modèle est aujourd'hui testé. L'organisation décentralisée correspond à la topologie du réseau, qui autorise des interactions directes entre tous les nœuds, sans dépendance à un acteur central. Le côté "autonome" fait référence aux règles qui régissent le réseau, y compris celle qui en modifient le fonctionnement ; elles sont à la fois définies formellement et implémentées sous la forme de smart contracts, c'est-à-dire de programmes exécutés sur la blockchain selon un mode décentralisé. La DAO est auto-référente, son mode de fonctionnement et son évolution sont décidées par le réseau lui-même. On peut ainsi entrevoir un Facebook sans Facebook, un Uber sans Uber, un eBay sans eBay, etc. L'activité conduite dans ces plateformes serait régulée directement par les participants, et la valeur créée répartie entre leurs membres.
    Une autre approche, moins radicale mais sans doute plus praticable à court terme, consiste à s'appuyer sur des tokens contributifs pour partager la valeur créée par l'organisation et les contributeurs externes. La plupart des organisations modernes sont en effet passées d'un mode autarcique où toute la valeur était créée en interne, à un mode plus ouvert sur leur éco-système, aux échanges collaboratifs et à la coopétition. Les grandes entreprises et l'open innovation, les projets open source et leurs développeurs, les plateformes sociales et collaboratives et leurs usagers, les communs et leurs communautés, les associations et leurs bénévoles, les startups et leurs early adopters… autant de cas où la valeur se crée à plusieurs, mais où elle est capturée dans la "trappe à rente" de l'organisation centrale. Les tokens contributifs distribués sur une blockchain publique permettront à tous les acteurs, internes et externes, d'accéder à une juste part de la valeur future créée par la conjonction de leurs efforts.

    [1] https://pagefair.com/downloads/2017/01/PageFair-2017-Adblock-Report.pdf